L'arrivée dans le commerce [Episode 1]

Day 1,768, 09:05 Published in France France by Cesare Vino



La nuit est belle, et les passants se font rares. Nous progressons en silence, concentrés, et personne ne peut apercevoir nos têtes parmi les ombres qui s’enlacent. Toujours aussi altier, le mafieux s’engage dans une ruelle de Naples étroite et puante, où quelques gars à l’allure louche rôdent innocemment. Nous trottinons à sa suite, inquiets de voir si les vigiles vont nous laisser passer, mais ils se contentent de nous observer fixement, leurs têtes pataudes et simiesques avalées par le feu des étoiles. Enfin, l’homme que nous filons toque à une porte, qui s’ouvre immédiatement, et se referme, cinq secondes plus tard, sur le vide.



(Vito) Et maintenant, on fait quoi ?

(Moi) OK, voilà ce qu’on va faire. Je vais leur présenter la drogue, et leur demander de tester la qualité. Puis, on va les quitter en leur laissant une dose. Il faudra qu’ils aient l’impression de l’avoir obtenu de haute lutte, ne l’oubliez pas. Le lendemain, on revient les voir et on leur expose nos conditions. Ils auront vite fait de constater les bénéfices dégageables, et, si tout se passe bien, nous pourrons avoir un rapport positif.

En prenant bien garde de restituer parfaitement les gestes du type qui est entré avant nous, je frappe à la porte selon un rythme complexe. Et elle s’ouvre.



La salle est assez vaste. Les murs sont recouverts d’affiches, avec des têtes de gens dessus, et la prime qui leur est associée. Deux grandes tables occupent tout l’espace, et quelques bougies vacillantes retardent l’apogée du soir avec bravoure. Trente personnes sont présentes ici. Il y a des petits, des moyens, des gros, des balafrés, mais tout cela me semble d’une importance mineure étant donné que deux lames grises d’un calibre remarquable frémissent d’impatience à un centimètre de nos gorges. Ne pas respirer, ne pas bouger, ne rien dire.

L’un des types, plutôt grand et dans la trentaine, qui se présente tout de suite comme le chef du groupe, nous apostrophe. Une profonde entaille à demi refermée grossit sa joue.



(Lui) OK les gars. Vous avez dix secondes pour expliquer ce que vous venez faire ici. Après, on va commencer à s’énerver.

En lorgnant sur la poignée du sabre qui dépasse de ses épaules, je juge immédiatement préférable de le satisfaire. Je fais du mieux possible pour éviter à ma voix de tressauter.

(Moi) Nous sommes venus vous proposer un marché.

Impossible de faire trop long, avec le délai qu’il m’a donné. Pourtant, je sens que ça les intéresse. La pression sur les armes qui enserrent mon cou se relâche.

(Le mafieux) Un marché… T’as pas idée de combien de mecs sont morts en me racontant exactement la même chose. Mais vas-y, j’ai tout mon temps ! Toi, par contre…

Il ne plaisante pas, alors je me lance. La petite barre marron offerte à tous les regards, j’expose prudemment sa qualité et provenance. Vito m’y aide, rectifiant subtilement mon débit lorsque je commets des erreurs. Et je peux voir une petite lueur d’intérêt s’allumer dans les pupilles des malfaiteurs.

(Le mafieux) Hum…ça m’a pas l’air trop mal, ton truc… Et tu veux quoi, en échange ?

Zut, il connaît son affaire. Il veut que je lui donne un prix, une fourchette, une estimation, une donnée qui lui permettrait d’estimer dans son ensemble la proposition que je lui fait. Mais moi, j’avais prévu de déballer mes tarifs le lendemain, demain, lorsque les membres du gang seraient enthousiasmés, ravis par le merveilleux présent que je leur offre. J’essaye une diversion en changeant de mode d’action et de pensée. Il faut leur donner une impression de domination, de contrôle…

(Le mafieux) Alors ? C’est quoi ta contrepartie ?

(Moi) C’est à vous de voir… Je ne suis pas stupide, vous pouvez me tuer en un claquement de doigts. Marchander un prix énorme serait risqué ma peau… Bon, je peux quand même vous dire que la somme d’argent sera à quatre où cinq chiffres… A la rigueur, vous pourriez me présenter à vos supérieurs… Bon, écoutez. Je vais déjà vous laisser la dose, pour que vous la testiez, histoire de, et je reviens demain voir si vous avez pris votre décision. D’accord ? Inutile de partir sur des prix si le marché n’est pas juteux, vous ne pensez pas ?

Durant tout notre échange, Le chef des malfrats est resté silencieux. Il a l’œil qui luit, son sourire traverse ses lèvres comme un crocodile sous l’eau avant la chasse. Il me fait peur, très peur, je ne peux pas le nier. C’est dangereux de bluffer avec ce genre de types, un peu comme de jouer à la marelle sur un champ à mines encore actif, ou d’attendre dans la jungle, barbouillé de jus de viande, pour voir si un truc avec plein de dents et de griffes va se décider à vous sauter enfin dessus. Il sait que je feinte, que j’omets, que j’exigerai une compensation élevée et scandaleuse. Il prend tout son temps pour me répondre.

(Le mafieux) Dis donc, t’es un malin, toi… Et comment je saurais que tu ne m’as pas menti ? Où je pourrai te retrouver ?

(Moi) Chez Luigi, où je squatte quand j’ai rien à foutre. Vous pourriez me retrouver là-bas.

(Le mafieux) C’est d’accord...

Bref, je souris. Et j’ai raison. Le patron du coin accepte le deal, tout en me faisant très amicalement comprendre que si jamais j’avais été assez stupide pour lui mentir, il me retrouverait, et me ferai souffrir, beaucoup et définitivement. Je tends la main, et la petite plaquette brun-vert qui fera ma fortune ou ma mort change de paume. Silencieusement, les hommes réunis ici se gaussent. D’après eux, j’ai été stupide de leur confier mon trésor et un délai d’un jour, ils pensent qu’analyser la composition du produit pour le dupliquer sera facile, s’ils le confient à leurs chercheurs. Quels crétins… Ce n’était qu’un des éléments de mon plan, pour les inciter à nous faire confiance. Et intéresser les grosses légumes.
Je sors de la salle avec l’agréable sensation d’avoir gagné une première manche, même si je sais que, sur le chemin où je me risque, le plus anodin des faux pas, l’erreur la plus imperceptible, peux m’amener sans faillir à l’échec.
Et ici, l’échec, c’est la mort.